Il y a 36 200 ans, dans le Jura, Cro-Magnon sculptait les fossiles d’ammonites
Dans la revue Scientific Reports, une équipe internationale, impliquant des scientifiques du laboratoire Edytem [1], l’un des laboratoires de la fédération OSUG, publie les résultats de l’analyse d’un objet hors du commun. À la Grotte des Gorges (Amanges, Jura), un artiste s’est servi d’un fragment d’ammonite (un céphalopode cousin du Nautile, disparu avec les Dinosaures il y a 65 millions d’années) pour y sculpter une petite tête animale, peut-être un ours ou un canidé. Il s’agit du premier exemple français d’un art figuratif miniaturisé contemporain de la grotte Chauvet. Les seuls exemples connus pour cette époque, en ivoire de mammouth, proviennent d’Allemagne.
Les premières sculptures en trois dimensions connues sont des petites figurines en ivoire de mammouth. Parmi elles se trouve la plus ancienne statuette féminine connue et la représentation d’un homme à tête de lion. Elles furent découvertes dans plusieurs sites archéologiques du Jura souabe (Allemagne), et sont attribuées à la culture dite de l’Aurignacien ancien (entre 40 000 et 36 000 ans avant le présent), produite par les Hommes de Cro-Magnon. L’homogénéité stylistique et la sophistication technique de ces représentations témoignent d’une tradition artistique régionale bien établie. Mais c’est justement cela qui interpelle les chercheurs et les chercheuses : bien que l’Aurignacien ancien soit présent dans toute l’Europe, de l’Espagne à la Pologne, ces sculptures sont sans équivalent à cette époque. Comment une pratique artistique innovante comme la production de sculptures tridimensionnelles peut-elle rapidement devenir une tradition bien établie dans une région et ne pas être adoptée par les groupes vivant dans des régions voisines qui partagent pourtant les mêmes technologies et modes de vie ?
L’analyse d’un objet exceptionnel, qui vient d’être publiée dans Scientific Reports, par une équipe internationale de chercheurs et chercheuses appartenant à des institutions de recherche françaises, allemandes, suisses et chiliennes, contribue à comprendre les raisons de cette singularité. Trouvé à la Grotte des Gorges (Jura, France), dans une couche datée à 36 200 ans, ce petit objet est particulier à bien des égards. Des techniques d’analyse de pointe, telles que la micro-tomographie aux rayons X, la microscopique électronique à balayage, les mesures de rugosité tridimensionnelle et l’analyse des résidus, révèlent qu’il s’agit d’un fragment d’une grande ammonite modifié intentionnellement puis décoré avec des entailles pour représenter une tête animale : un ours ou un canidé. Le poli à la surface de l’objet et les résidus d’ocre présents dans des micro anfractuosités indiquent qu’il a été transporté pendant longtemps dans un contenant teinté d’ocre. Tout en réalisant une miniaturisation semblable à celle des figurines du Jura souabe (Allemagne), l’artiste de la Grotte des Gorges a néanmoins introduit d’importantes innovations techniques et stylistiques. Contrairement aux artistes allemands contemporains, il a peu modifié la morphologie du fragment d’ammonite tout en le marquant avec des entailles profondes, disposées en éventail. Ces observations et les tendances observées pour d’autres objets à caractère symbolique utilisés à cette époque, notamment la parure ou l’ocre rouge, démontrent que les groupes étaient peu enclins à imiter les pratiques symboliques de leurs voisins « germaniques » contemporains, ce qui semble avoir favorisé l’émergence d’expressions artistiques régionales variées pendant l’Aurignacien.
Références
Francesco d’Errico, Serge David, Hélène Coqueugniot, Christian Meister, Ewa Dutkiewicz, Romain Pigeaud, Luca Sitzia, Didier Cailhol, Mathieu Bosq, Christophe Griggo , Jehanne Affolter , Alain Queffelec, Luc Doyon. A 36,200-year-old carving from Grotte des Gorges, Amange, Jura, France. Scientific Reports volume 13, Article number : 12895 (2023), DOI : 10.1038/s41598-023-39897-7
Contact scientifique local
– Christophe Griggo, Maître de Conférences UGA à EDYTEM/OSUG
Cet article a initialement été publié par l’INEE-CNRS.
[1] Laboratoires impliqués :
- Archéologie, Terre, histoire, sociétés (ARTEHIS, CNRS/COMUE UBFC/Ministère de la Culture)
- Centre de recherche en archéologie, archéosciences, histoire (CREAAH, CNRS/Le Mans Univ./Ministère de la Culture/Nantes Univ./Univ. Rennes/Univ. Rennes 2)
- Centre de recherche sur les arts et le langage (CRAL, CNRS/EHESS)
- De la préhistoire à l’actuel : culture, environnement et anthropologie (PACEA - CNRS/Univ. de Bordeaux/Ministère de la Culture)
- Environnement dynamique et territoires de la montagne (EDYTEM, CNRS/Univ. Savoie Mont Blanc)
- Travaux et recherches archéologiques sur les cultures, les espaces et les sociétés (TRACES, CNRS/Ministère de la Culture/Univ. Toulouse Jean Jaurès)