Mission carottage au lac Abbé

Désertique, constituée de roches volcaniques, la zone du lac Abbé est parsemée de sources d’eau bouillante et de cheminées naturelles de calcaire pouvant atteindre plus de 50 mètres de haut. © Éric Chaumillon / LIENSs

Rendez-vous au lac Abbé, entre Djibouti et Ethiopie, l’une des régions les plus chaudes et inhospitalières de la planète. Une équipe emmenée par la paléoclimatologue Marie Revel y a prélevé des carottes sédimentaires au printemps 2023 afin de mieux comprendre le passé climatique de la région. Récit.

Arriver sur les bords du lac Abbé, dans la Corne de l’Afrique, après une journée de voyage sur l’une des routes les plus dangereuses au monde, c’est un peu comme débarquer sur la Lune. Située sous le niveau de la mer, dans la dépression de l’Afar, cette région a la réputation d’être l’une des plus chaudes, des plus arides et des plus inhospitalières sur Terre... Désertique, constituée de roches volcaniques, la zone est parsemée de sources d’eau bouillante et de cheminées naturelles de calcaire pouvant atteindre plus de 50 mètres de haut. Des émanations sentant le soufre – une odeur d’œuf pourri – s’en échappent. Mais il en faut plus pour décourager les scientifiques venus, en ce mois de mars 2023, étudier le lac situé à la frontière entre la République de Djibouti et l’Éthiopie.

Alimenté par la rivière Awash, qui prend sa source sur les plateaux éthiopiens, le lac Abbé est le dernier d’une série de lacs salés s’écoulant vers le sud. Il est endoréique : clos, il n’a pas d’exutoire et ne se déverse pas dans la mer. Son nom signifie « lac pourri ». Cela n’empêche pas les flamants roses d’y établir leurs quartiers… Bien plus à l’aise dans ce milieu que l’équipe de scientifiques venue sonder les profondeurs du lac et extraire des carottes -sédimentaires de plusieurs dizaines de mètres de long.

Venu en renfort, un hélicoptère de l’armée française dépose au bord du lac l’imposante plateforme de carottage. © Jessie Cauliez / TRACES

Dans un fracas assourdissant, un hélicoptère Puma de l’armée française, stationnée à Djibouti, dépose au plus près du lac l’imposante plateforme de carottage qui permettra de réaliser cet exploit. Il est impossible pour un véhicule de s’aventurer jusqu’au bord du lac, car il s’enliserait. Au total, près de vingt militaires, venus à bord de trois camions, prêtent main-forte aux scientifiques pour cette mission hors norme : les chercheurs du projet Nilafar veulent remonter le temps et comprendre l’évolution du climat de ces 20 000 dernières années en Afrique du Nord-Est, rien de moins ! Un programme ambitieux, porté par Marie Revel, du laboratoire Géoazur [1] de Nice, qui mêle géosciences et archéologie.

Reconstituer les climats du passé

En tant que paléoclimatologue, Marie Revel s’intéresse aux climats passés et à leurs variations, afin de reconstituer les tendances de changements climatiques sur le temps long. Après avoir étudié la région du Nil, la scientifique a décidé de s’attaquer au bassin versant de la rivière Awash : la vallée de l’Afar, en Éthiopie et en République de Djibouti. Son objectif : retracer l’histoire des précipitations de cette région, où périodes humides et arides se sont succédé. Autour de 9 000 ans avant notre ère, l’Afrique a ainsi connu une période très humide (l’African Humid Period) : les niveaux des lacs étaient très hauts, les rivières coulaient à flot, le Sahara était un océan de verdure… 3 000 ans avant notre ère, autre décor : de nouveaux changements climatiques ont plongé l’Afrique dans une période de grande aridité. « Avec le projet Nilafar, nous voulons mieux comprendre les mécanismes à l’origine des fluctuations de la mousson africaine et les épisodes d’hyperaridité, qui dans le passé se sont installés en quelques centaines d’années à peine », explique Marie Revel.

Mais ce n’est pas son unique but : quantifier les fluctuations hydrologiques devrait en effet permettre aux chercheurs de comprendre comment l’évolution du climat a pu influencer les sociétés qui ont occupé cette région. Car le climat est un facteur clé de l’évolution des sociétés humaines, comme le rappelle l’archéologue Jessie Cauliez [2], qui participe à la mission et dirige le programme Premières sociétés de production dans la Corne de l’Afrique. « Environ 3 000 ans avant notre ère, il s’est opéré dans la Corne de l’Afrique ce qu’on appelle la transition néolithique, explique la scientifique. Les humains, qui étaient jusqu’alors chasseurs-cueilleurs, ont changé de mode de vie pour devenir éleveurs et agriculteurs. »

Reconstituer l’histoire climatique du lac Abbé devrait permetter de mieux comprendre comment le changement climatique va affecter la région et ses populations. © Éric Chaumillon / LIENSs

Ce changement de modèle économique et donc de structure de société coïncide avec le changement climatique majeur de l’époque, la période d’ultra-aridité évoquée précédemment. Si les chercheurs soupçonnent que le changement climatique a joué un rôle dans cette transformation, ils peinent encore à dire lequel et à estimer son importance relativement à d’autres facteurs (la pression démographique, notamment, ou un changement cognitif chez l’humain qui chercherait à contrôler la nature au lieu de la subir…). Mise en lien avec les fouilles archéologiques menées depuis quarante ans sur une centaine de sites dans la région, l’histoire fine du climat de cette zone devrait apporter de précieux éclairages.

Les réponses sont au fond du lac

Pour réaliser des carottages au fond d’un lac, dans une région si isolée et aride, rien ne doit être laissé au hasard. « Il n’y a pas de réseau. On a seulement un téléphone satellite pour envoyer un signal de détresse, si besoin. Il faut se débrouiller seuls. Quand on a dix jours de terrain seulement, il faut avoir pensé à tout. S’il nous manque un écrou, c’est foutu, ça peut faire capoter la mission », résume Marie Revel. C’est pourquoi elle s’est entourée de pointures : le paléoclimatologue Fabien Arnaud [3], spécialiste du carottage en milieux extrêmes, les ingénieurs Emmanuel Malet [4] et Bernard Fanget [5] et le géophysicien Éric Chaumillon [6]. Forte de ses vingt ans d’expérience de terrain et de ses nombreux contacts à Djibouti, Jessie Cauliez s’est quant à elle chargée de la partie logistique de la mission. « C’est la mission la plus compliquée que j’aie jamais montée », confie-t-elle. Atteindre le lac avec tout l’équipement scientifique n’était pas la moindre des difficultés : la plateforme de carottage, pour ne citer qu’elle, vient en effet tout droit de France…

Pour les chercheurs, il est temps de passer aux choses sérieuses. Mais avant d’installer la plateforme sur le lac et de commencer les opérations de carottage, il faut savoir où forer plus précisément, sur cette étendue d’eau vaste comme l’île de Malte ! La première mission sera donc de réaliser des profils sismiques du lac Abbé, afin de comprendre la structure géologique du fond. Depuis le zodiac à bord duquel les scientifiques embarquent, le détecteur sismique envoie des ondes acoustiques dans le sous-sol du lac, qui se réfléchissent sur les différentes couches de sédiments. Résultat : le meilleur endroit où trouver une continuité sédimentaire se situe à quelque 8 kilomètres du rivage. Tous les espoirs sont permis !

La plateforme de carottage, une barge motorisée de 4 mètres sur 4, sera fixée au fond du lac par 4 ancres. © Éric Chaumillon / LIENSs

Dès le lendemain, la plateforme de forage, une barge motorisée de 4 mètres sur 4, est fixée au fond du lac par 4 ancres – une à chaque angle de la plateforme. Elle est équipée d’un portique et d’un carottier qui permettra d’extraire les échantillons convoités par les scientifiques : des carottes de sédiments de 2 et 3 mètres de long. Il est impossible, techniquement, de prélever en une seule fois une carotte sédimentaire de plus de dix mètres. Il faudra donc répéter l’opération plusieurs fois, jusqu’à atteindre l’épaisseur de sédiments espérée.

Chaque carotte, de forme cylindrique comme le tube qui l’emprisonne, doit être manipulée avec la plus grande précaution. Chaque centimètre de sédiments est porteur de précieuses informations. Quand il pleut sur les hauts plateaux éthiopiens – là où la rivière Awash prend sa source –, des particules sont arrachées au sol, puis transportées par la rivière, pour enfin se déposer au fond des lacs et s’y accumuler, année après année, siècle après siècle. Ce sont ces dépôts qui permettent de déduire l’ampleur des précipitations sur ces hauts plateaux durant les millénaires qui précèdent et donc les variations climatiques du passé.

« On a un enregistrement saisonnier dans ces lacs. Il y a une couche, avec un dépôt de particules amenées par une crue, qui correspond à la saison des pluies. Et il y a une autre couche, avec des minéraux, due à l’évaporation durant la période sèche. Et ainsi de suite, pendant des milliers d’années », explique Marie Revel.

Tensions géopolitiques et intempéries

Le dernier long carottage dans l’Afar remonte aux années 1970 : il a été réalisé par la paléoclimatologue Françoise Gasse. À l’époque, la scientifique avait effectué des sondages aériens, c’est-à-dire dans un sol aujourd’hui non immergé car asséché, mais où se trouvait de l’eau il y a des milliers d’années. En effet, si la superficie du lac Abbé n’est aujourd’hui plus que de 320 km², elle était de 6 000 km² lors de l’African Humid Period. Marie Revel a, elle, choisi de faire des carottages au fond du lac, où l’eau protège le sol de l’érosion. Les résultats seront d’une plus grande précision. « Avec un sondage aérien, il suffit qu’il y ait eu une tempête de sable, ou une grosse crue, pour qu’on perde de l’information : vous n’allez pas avoir toute l’histoire chronologique, vous allez avoir des hiatus temporels », explique-t-elle.

Le lac Abbé n’était pas le premier choix des chercheurs. La mission devait se tenir initialement en Éthiopie, principalement sur les lacs Afambo et Gamari qui sont plus simples à interpréter, car exclusivement alimentés par la rivière Awash. Mais en 2020, quand une guerre civile éclate en Éthiopie, les scientifiques n’ont plus vraiment le choix… La mission, qui devait débuter en 2021, ne peut pas être menée du côté éthiopien. Elle est donc orientée sur le lac Abbé, dont une partie est djiboutienne. La zone est tout de même sensible. La République de Djibouti est stratégique d’un point de vue géopolitique, il n’est donc pas simple d’obtenir l’autorisation d’y mener des recherches…

Il est impossible de prélever en une seule fois une carotte sédimentaire de plus de 10 mètres de long. Il faut donc répéter l’opération à plusieurs reprises. © Marie Revel / Géoazur

Au bord du lac Abbé, l’activité ne faiblit pas. À chaque nouveau jour de forage, le carottier s’enfonce toujours plus profondément dans la couche sédimentaire… Pendant ce temps-là, Marie Revel et Éric Chaumillon continuent de sillonner le lac en zodiac et multiplient les profils sismiques, pour décrire avec le plus de précision possible la structure géologique de l’ensemble du plan d’eau. Mais les difficultés ne tardent pas à arriver. « Le troisième jour, on a subi un épisode de mousson en avance. Dans le secteur, il doit pleuvoir dix jours dans l’année, et plutôt fin avril, début mai… Sur dix jours de mission, nous avons eu six jours de pluie ! », raconte Marie Revel. Sans compter les orages, tempêtes de sable et vents de force 7 (50 à 60 km/h) qui ont suivi et ont compliqué la tâche des chercheurs contraints d’abandonner leur exploration à plusieurs reprises, de protéger le matériel dans l’urgence.

Le jeu en vaut néanmoins la chandelle. À force de persévérance, les chercheurs parviennent à obtenir une carotte longue de… 16 mètres ! Une belle prise, répartie en six tubes. Pour un échantillon de cette longueur, on doit systématiquement prélever une deuxième carotte, environ un mètre plus loin. Celle-ci permettra de recouper les informations recueillies et de prévenir d’éventuelles pertes de sédiment à la jonction entre deux tubes... Ces deux carottes, spectaculaires par leur longueur et la période de temps qu’elles couvrent, sont le clou de la mission.

Elles sont complétées par des échantillons plus petits, prélevés par deux chercheurs djiboutiens. La mission Nilafar est en effet menée en collaboration avec l’Observatoire régional de recherche sur l’environnement et le climat, situé à Djibouti. L’équipe djiboutienne réalise trois carottes d’un mètre de profondeur entre la plateforme de carottage et le rivage, qui raconteront l’histoire plus récente du climat. Elle en profite pour mesurer la température, la salinité et le pH de l’eau, qui est très alcaline. Elle utilise aussi un filet à plancton, afin de décrire les organismes vivant dans un lac en apparence aussi inhospitalier.

Des années d’analyse en perspective

Grâce aux efforts de chacun, les scientifiques vont rentrer en France avec une cartographie des fonds du lac d’une précision exceptionnelle. Les profils sismiques réalisés ont un niveau de résolution encore jamais atteint pour le lac Abbé et permettront de contextualiser avec précision les carottes prélevées. La plus longue, de 16 mètres, est de très bonne qualité. « Elle devrait couvrir au moins 20 000 ans de climat, se réjouit Marie Revel. Il y a des variations de couleurs magnifiques. » Déjà recensée sur la Cyber Carothèque, un site internet inventoriant toutes les carottes faites à terre ou en mer par les équipes françaises, elle sera transportée jusqu’à Djibouti ville en hélicoptère, avant d’être rapatriée en France en cargo. Ouverte et conservée au frais à Chambéry, dans le laboratoire de Fabien Arnaud, elle sera ensuite envoyée à Nice dans le laboratoire de Marie Revel.

« Le premier dépouillement va durer trois ans, avec une thèse financée dans le cadre du projet Nilafar. Nous effectuerons des datations, afin d’avoir un modèle d’âge. Ces premiers résultats devraient être très intéressants, explique-t-elle. Après… on peut travailler pendant dix ans sur une carotte aussi longue ! » Beaucoup de chercheurs et de laboratoires graviteront en effet autour de cette carotte pour en déduire les précipitations et les températures du passé. « À l’École normale supérieure de Lyon, certains étudieront les biomarqueurs moléculaires. Une partie du sédiment va aussi partir à Marseille pour analyser les micro-algues qu’il contient. »

Chaque centimètre de sédiments prélevé au fond du lac fournira de précieuses informations sur le climat de la région, et notamment ses précipitations, durant les millénaires qui ont précédé. © Éric Chaumillon / LIENSs

Côté archéologie, les données recueillies permettront à coup sûr d’affiner les connaissances de Jessie Cauliez. Les méthodes de datation de Marie Revel devraient permettre d’obtenir une résolution temporelle très fine sur au moins un millénaire. « J’aurai peut-être un site archéologique associé à tel ou tel événement climatique, espère l’archéologue. Ce sera très intéressant de voir si ça correspond ou non à ce que j’ai déjà observé, si un changement climatique a une traduction, ou non, sur les sociétés passées, leur fonctionnement économique, culturel ou social, sur leur mobilité ou leur mode de pensée… Donc j’ai vraiment hâte de découvrir cette frise climatique ! »

Mais les objectifs de la mission vont bien au-delà pour les scientifiques. « En tant que citoyenne de ce monde, je souhaite aider les populations de cette région à s’adapter au changement climatique, ajoute Marie Revel. Nous, les Occidentaux, avons abîmé notre atmosphère. Et ce sont les ethnies Afar et Somali, qui ont une empreinte carbone proche de zéro, qui vont en pâtir les premières. » En reconstituant les variations de la mousson africaine du passé, les chercheurs espèrent améliorer les modèles du cycle de l’eau, comprendre comment la distribution des précipitations va évoluer par rapport au réchauffement climatique et tenter de prévoir les futures précipitations dans la région. Des informations précieuses pour la modélisation du climat mondial, mais aussi et surtout, pour les populations locales et les élus régionaux à qui elles seront transmises.


Contact scientifique local

  • Fabien Arnaud, chercheur CNRS à Environnements, Dynamiques et Territoires de Montagne (EDYTEM – CNRS/Univ. Savoie Mont Blanc)
  • Emmanuel Malet, Ingénieur CNRS à à Environnements, Dynamiques et Territoires de Montagne (EDYTEM – CNRS/Univ. Savoie Mont Blanc)
  • Bernard Fanget, Ingénieur USMB à Environnements, Dynamiques et Territoires de Montagne (EDYTEM – CNRS/Univ. Savoie Mont Blanc)

Cet article, publié sur CNRS Le journal, a été initialement publié dans le numéro 15 de la revue Carnets de science

[1Unité CNRS/Institut de recherche pour le développement/Observatoire de la Côte d’Azur/Université Côte d’Azur.

[2Laboratoire Travaux et recherches archéologiques sur les cultures, les espaces et les sociétés (CNRS/Ministère de la Culture/Université Toulouse Jean Jaurès).

[4Ibid.

[5Ibid.

[6Laboratoire Littoral, environnement et sociétés (CNRS/La Rochelle Université).